La Page de Pascal
La Transat,
Nous sommes donc partis de Mindelo au Cap Vert le jour de
l'anniversaire de Yoan, 29 Décembre de concert avec le « Robin Home »
rencontré plusieurs fois depuis le Portugal. La météo nous annonçait des vents
portants de 15 à 20 nœuds. Dès la sortie du port, des alizés musclés de 35 nœuds
nous attendaient, accompagnés d’une mer forte et désordonnée. Le temps idéal
pour « bouffer du mille » bien que peu confortable.
-Allé Titouan, tu hisses la grand-voile ?
A mi- course :
- Elle ne veut pas, c'est trop dur !
-Ah oui, les cochons seraient d'excellents marins si leurs
oreilles ne leur cachaient pas la vue...
–
Mais quoi ? Ça veut dire quoi encore ton
expression con ?
–
Ça veut te dire de regarder ce que tu fais, une latte de ta GV
s'est coincée dans le leasy Jack... et ton oncle Robert n'est pas que
con....Hi, hi,hi !
Les gars sont en forme et
bien que la mer soit croisée, ils ne sont absolument pas malades.
Deux jours tout juste après, alors que nous regardions un dvd
à l'intérieur, le bateau part de plus en plus vite en lofant. En sortant, j'entends
à peine l'alarme de décrochage du pilote qui est couverte par le bruit de
l'éolienne, par contre je l’entends déraper et devine immédiatement de quel mal
il s'agit et les conséquences en
découlant pour l'avoir déjà vécu en traversée. Cependant j'ai un pilote entier
de rechange et suis juste un peu contrarié de devoir attendre le jour pour
réparer. Nous mettons à la cape courante pour le restant de nuit. Le lendemain,
je m'y attèle à la première heure et découvre ce à quoi je m'attendais. Mais un
pilote entier disais-je ? Oui, excepté précisément le vérin hydraulique
que j'ai oublié en Bretagne. Grrrr !!! Mais comment ai-je pu être aussi
CON ??? Je m'en veux, je rage à gueule ouverte et dégonfle en voyant les
gars tout tranquille. Bah me dis-je, tant mieux pour le moment mais ils ne se
rendent pas compte que même si je barre 12h/jours nous mettrons ….deux fois plus
de temps. Je leur explique sans détour et nous cherchons ensemble une autre
destination devant la carte. Titouan remarque et se réjouit de constater que
les îles Fernando sont les plus proches terres, au large du Brésil, car il sait
que l'on y trouve une race de dauphins qui tournoient sur eux-mêmes à la
verticale en sautant hors de l'eau.
–
J'aimerai bien mon Titou, on gagne effectivement
environ une semaine de navigation mais les visas y sont ultra chers, je suis
quasiment certain que l'on n'aura pas les pièces pour réparer et cela allongera
considérablement notre route pour les Antilles.
–
La Guyane papa dit Yoan, c'est entre les deux,
c'est Français, et puis nous on peut barrer aussi !
–
C'est bien sympa mais regarde la mer qui est de
plus en plus forte, vous ne pourrez jamais tenir la barre.
–
Ben on l'a bien fait quand tu démontais Robert. (Robert
est le nom que j'avais attribué au pilote en souvenir des navigations avec mon frère de 19 ans mon aîné, qui vit
aujourd'hui à Madagascar et qui était perpétuellement à la barre puisque
posséder un pilote, dans son esprit, était un non-sens.)
–
Oui, tu as raison mon Yoan, en fait, avec trois
ris dans la GV il y a moins de risque d'empannage et je vais installer une
retenue de bôme ; ok, on fait un essai sur 24h et on en reparle demain, il
ne nous reste que 1800 Milles (3300 km) à parcourir pour nous décider après
tout.
-Nous terminons
pas très bien l'année mes gars mais le beau est devant nous.
Le lendemain 1er Janvier, après avoir dégusté le foie gras,
et la plupart des gentilles attentions offertes par nos amis avant le
départ, nous tentons en vain de
communiquer avec le Robin home pour lui annoncer que nous changeons de
programme et décidons de rejoindre la Guyane. Mon humeur est faussement fataliste
presque enjouée car je tenais arriver en Martinique la 3eme semaine de Janvier.
Un autre voilier reçois nos tentatives de contact par voie
phonique et se propose de faire le relais de notre message puis nous propose de
joindre quelqu'un à terre pour prévenir de notre retard car ils ont un
téléphone satellitaire. Pourquoi pas ? Bien que je surestime
volontairement toujours nos temps de navigation pour ne pas inquiéter certains
et préparer psychologiquement mes gaillards aux vertus de la patience, il n'en
reste pas moins que nous sommes certains de dépasser franchement la durée de la
traversée que j'avais estimée en réalité à une douzaine de jours.
Dés les premières heures de barre, les gars m'impressionnent
franchement. C'est avec bonne humeur et une attention constante qu'ils prennent leur quart. J'ai
réduit un peu la toile et leur donne un cap plus éloigné de 15°de l'empannage
que je récupère lorsque c'est mon tour.
Nous mettons à la cape pour la seconde nuit, nous avons
parcouru 101 milles seulement les dernières 24 heures dont 3milles de dérive
contre 168 milles la veille. Je vais tenter d'autres réglages de cape
courante...
2eme jour sans pilote : 108 mille dont 7 à la cape,
c'est mieux.
3eme jour et 3 janvier, anniversaire de Titouan qui
gagne quelques bouquins, une canne à pêche chinoise et une voiture
télécommandée qui patine pour remonter à la gite et glisse sans pouvoir
s'arrêter dans les mouvements inverses. C'est aussi 121milles parcourus dont 10
à la cape, on peaufine d'autant que les gars barrent de mieux en mieux.
Dorénavant, je ne leur laisse que 5 à 10° d'écart de route,
remets de la toile et nous arrivons à 126 milles dont 12 à la cape ! Et si
on rejoignait finalement la Barbade, la plus proche des îles Antillaises ?
Allez, voté à l'unanimité !
Le 6eme jour de mer, nous avons un bon rythme de croisière
pour handicapés, les gars chantent, sifflent et font quelques révisions
scolaires sur les mots invariables, tables de multiplications, règles
grammaticales...et ne s'ennuient pas du tout car ils profitent pleinement de
leur temps de pause. Titouan a gréé un plomb de pêche démontable sur le coffre
de sa voiture de piste ce qui la rend utilisable jusqu'à 30 nœuds
A présent, je les entends chahuter dans la cabine d'amis, je
les laisse faire, ravis de les sentir si bien. Je les vois évoluer aussi
facilement qu'à terre comme s'ils étaient nés à bord. Assis à la barre je ne
les vois pas, ils me disent qu'ils jouent maintenant aux cannibales, Titouan va
manger Yoan qui s'enfuit, fait 3 fois le tour du carré en courant. Malheureusement,
sans se douter qu'il va passer si vite à la casserole...c'est l'accident
domestique, la mer est toujours forte, le temps très couvert et une bonne
déferlante nous rattrape inclinant fortement le bateau d'un coup. Yoan traverse
le carré et vient heurter la gazinière où de l'eau qui y boue se renverse sur
son dos. Titouan m'appelle en venant directement prendre la barre.
Aïï !, 2 minutes pour prendre le nécessaire dans la
pharmacie suffiront à laisser apparaître de nombreuses cloques de 6cm2 pour
certaines sur la presque totalité de la surface de son dos. Tulle gras, scalpel
...pas moins d'une heure de soins puis désinfection qui le fait beaucoup
souffrir.
Son courage est exemplaire, à raison de 4 soins par jour il
ne voudra nous laisser, à son frère et à moi, que deux tours de barre.
8eme jour de mer, Yoan va mieux, il barre même avec les pieds
afin d'éviter de se pencher et tirer sa
peau. C'est aussi enfin la fin de ce temps vaginal.
–
Ca veut dire quoi un temps badinal papa ?
–
Euh rien, laisse le dico Titouan, c'est une
vieille expression qui n'existe plus pour dire que le temps est chaud et
humide.... Oups !
Le 10eme jour de mer marque la moitié de la traversée. Nous
sommes au beau milieu de l'Atlantique, nous immortalisons cette date en vidéo
en compagnie de la bouteille de champagne offerte par mon cousin J.Marie. C'est
aussi la première lampée d'alcool des gars de leur vie.
A présent, il nous reste tout juste moins de 1000 milles à
parcourir, le compte à rebours commence donc ce qui amène à bord une note
encore supérieure à notre optimisme.
11eme jour, les gars ont confectionné une bouteille à jeter à
la mer dans laquelle ils glissent un message en Français, Anglais, Espagnol
ainsi que quelques bonbons, une photo d'identité chacun et une mini peluche de
chien.
Après un adieu de circonstance, la bouteille est jetée à la
mer, lestée par un petit plomb amarré à la poignée afin que « le
cul » orné d'un pavillon de sécurité routière reste au-dessus des flots,
bien visible.
12eme jour : Depuis deux jours maintenant, le soleil est
continuellement éclatant, le vent plus régulier, moins fort et la mer s'est
allongée. C'est enfin un temps de traversée allée ! De plus l'habitude et
l'instinct ont remplacé la concentration. Les gars regardent de moins en moins
le compas et barrent de plus en plus instinctivement au vent et à la mer qui
nous vient pourtant des trois quarts arrières. Je les observe sans mot dire
stupéfait de leurs capacités, remplie de fierté aussi humaine que puérile et orgueilleuse.
Mais quand même, ils assurent grave mes gaillards !
Je les surprends même à plusieurs reprises, à remonter une
ligne de pêche ou faire autre chose en lâchant la barre un très court instant
pour la reprendre immédiatement après sans regarder le compas. Une fois même,
ils arriveront à faire une partie de petits chevaux, Titouan déplaçant les
pions sur les ordres de Yoan à la barre, même un peu plus à son avantage très
vite repéré par son frère !
A ces moments, ils me font penser a un aveugle qui utilise à
100% ses autres sens pour palier à son handicap. En partant en voilier, je me
disais que la mer serai pour eux une mère qui leur demanderai beaucoup mais
leur donnerai par la même occasion l'opportunité de découvrir toutes les
ressources physiques et mentales que nous possédons chacun sans nous en douter.
Ces ressources qui donnent également confiance en soi, leur attribueront j'en
suis certain, une force que l'on ne peut gagner à terre où l'on peut toujours
rencontrer une aide, un secours ou une excuse. Ils comprendront vite que ce
n'est pas la mer que l'on va chercher à
contrôler mais soi-même, contraint par cet élément indéfini et non influençable
face à nos possibles angoisses, les comprendre et les vaincre, lutter contre la
fatigue sans pouvoir s'arrêter à la prochaine aire de repos, et accepter, sans
jamais se résigner ni abandonner. La mer pourra leur apprendre à gagner avec en
prime le goût de l'effort.
–
Eh papa, t'en as pas marre de regarder cette
roulette de pilote ?
–
Non
–
Tu cherches une idée pour réparer ?
–
Oui
–
Tu y crois encore que tu arriveras ?
–
Je ne sais pas, ….. en fait je ne crois pas.
–
C'est sûr que non, tu as déjà essayé trois fois.
–
Non, c'est pas sûr
–
Ben pourquoi ?
–
Parce que je n'ai pas encore essayé une
quatrième fois, ni une cinquième, en fait il n'y a qu'à l'arrivée que je
pourrai dire que je n'ai pas réussi, tu comprends ?
–
Ouais, tu lâches jamais toi, c'est pour ça qu'on
vit avec toi.
–
Ah ben celle-là je ne m'y attendais pas
alors ! Ta comparaison me surprend mais il y a sûrement du vrai mon Titou,
je peux prendre ça comme un compliment ?
Pour toute réponse, il se rapproche de moi, me sourit,
m'enlace et m'embrasse !
Je me dis souvent dans ce genre de moments, d'instants, que
je suis le plus heureux des papas !
13 et 14eme jours de mer, trop d'habitude, la mer nous
rappelle à l'ordre, nous empannons trois fois, une fois chacun, la bôme au
centre. La caisse à outil est de sortie pour réparer provisoirement.
Qui veut aller loin ménage sa monture les gars, il faut qu'on
se reprenne, ce serai bête de casser gravement et de ralentir encore notre
progression.
Peu de temps après, une bonne déferlante, bien plus puissante
que les autres nous rattrape, inonde le cockpit avec Titouan et Yoan qui n'a
pas pour autant lâché la barre, pour terminer sa course jusque dans le carré.
Ils n'ont pas eu le temps d'avoir peur mais ils comprennent
mieux pourquoi j'insiste tant à les voir toujours en brassière et harnais dans
certaines conditions météo.
Nous arrivons le 16eme
jour avec l'aurore à la Barbade où nous trouvons Mathieu (skipper des célèbres
Pen Duick que j'ai connu en France) et Séverine sa compagne qui nous invite au
petit dej.
Puis les gars entament une partie de pêche tandis que je
range un peu notre fier navire et prépare la clearance d'entrée.
-Papa, je me suis planté un hameçon sans faire exprès me dit
Yoan
-Je me doute que tu n'as pas fait exprès, c'est vraiment une
phrase débile que tu me fais là...
–
Je voulais dire que je ne m'en suis pas rendu
compte.
–
Pff, allez ranger un peu votre cabine, si les
douanes viennent à bord ils vont se demander s'ils contrôlent un bateau ou
s'ils visitent un zoo...
Nous passons à table vers midi lorsque tout est clair.
–
Yoan, tu es assis sur un fil de pêche, après tu
vas encore me dire...
–
Justement, ça fait 2 heures que je te dis que
j'ai un ham...
–
Ah non ! Dis-moi que c'est pas
vrai !!! Ah non, merde, fais voir, mais tu fais exprès ou quoi ?
–
Mais non, ce serais débile...
–
Arrête ! Tais-toi, tais-toi, tais-toi ,
surtout TAIS TOI !! Si tu crois qu'on va perdre la journée aux urgences...
dans la cuisse ça doit aller, Titouan va me chercher la pince rouge stp.
–
Dans quelle boite ?
–
Pas dans les boites de pharmacie, dans la caisse
à outils.
Un trident en plus, enfin c'est fini, on peut enfin se mettre
à table. J'accompagne généreusement mon repas de vin rouge en savourant par
avance la sieste que je vais m'octroyer.
Finalement nous avons fait une bonne moyenne puisque les
bateaux aux alentours ont mis douze jours pour les plus rapide, et 13,5 en
moyenne. Sans mes gars, j'aurai mis au moins 21 jours, ce sont vraiment des
champions, de sacrés bonhommes !